Allan Sekula

1951-2013 (USA)

Artiste mul­ti­dis­ci­plinaire (pho­togra­phie, vidéo, performance), théoricien, historien de la pho­togra­phie et écrivain de renom, Allan Sekula a été à contre-courant des normes esthétiques et de l’idéologie dominante de la pho­togra­phie au début des années 1970. A une époque où le genre est menacé d’extinction[1], Allan Sekula tente de redonner vie à la dimension sociale du doc­u­men­taire. Fer de lance du « réalisme critique », il a interrogé les conditions politiques, économiques et sociales du capitalisme avancé en associant textes et images dans des projets qui alternent les formats, les genres et les tonalités.

Entré à l’Université de Californie de San Diego avec l’intention d’étudier la biologie marine, Allan Sekula se tourne finalement vers les arts visuels. Il y suit les cours d’art de John Baldessari et David Antin, étudie la philosophie avec Herbert Marcuse et le cinéma avec Manny Farber. Très tôt, il critique les grands systèmes techniques et économiques. Il pratique alors la sculpture et les « performing actions » : voler de la viande dans un supermarché et la jeter sur l’autoroute (Meat Mass, 1972) ; passer dans un train de marchan­dis­es longeant une usine de produits chimiques où il avait travaillé ; etc. pour finalement s’intéresser à la doc­u­men­ta­tion, très directe et sans traitement esthétique, de ces per­for­mances, puis de la vie quotidienne.

En col­lab­o­ra­tion avec deux professeurs (Fred Lonidier et Phil Steinmetz) et des élèves partageant ses points de vue (Martha Rossler et Steve Buck), il commence à déconstruire/​reconstruire la pho­togra­phie. Ensemble, ils ne se contentent plus de se servir de la pho­togra­phie à des fins instru­men­tales pour documenter des per­for­mances, des instal­la­tions extra-muséales ou pour mettre en cause de façon générale l’objet d’art et les codes de représen­ta­tion, mais ils dénoncent le reportage social qui décrit la misère et le pho­to­jour­nal­isme d’apitoiement. Ils cherchent à démonter le mythe de la trans­parence du doc­u­men­taire et s’opposent à une lecture naïve de l’image comme copie de la réalité. Pour Allan Sekula, la pho­togra­phie est un outil de description insuffisant pour expliquer entièrement ce qu’elle montre. Elle est toujours une con­struc­tion discursive, marquée, comme tout discours, par un contexte historique, social et insti­tu­tion­nel, par un cadre de réception ainsi que par des stratégies sémantiques et rhétoriques qui dépassent les limites de l’image. Dans son œuvre, Allan Sekula va donc accompagner ses pho­togra­phies de plusieurs niveaux de textes (légendes, paroles rapportées, récits, com­men­taires) et de dispositifs de présen­ta­tion afin de réinscrire chaque image dans un contexte plus large, qu’il soit historique, culturel ou socioéconomique.

En cela, son œuvre Fish Story (1989-1995) s’impose comme la synthèse d’une grande partie de ses recherches. Fresque de l’économie maritime mondiale, cette œuvre en sept parties comprend une centaine de pho­togra­phies, deux slides-shows et une vingtaine de textes, et examine les réalités du travail en mer et dans les ports du monde entier. Après six ans d’investigations et de recherches, Allan Sekula réalise un véritable doc­u­men­taire critique sur ce monde de travail acharné, exploité, isolé, anonyme, invisible qui représente pour lui un paroxysme du système ultra-libéral. Sans tomber dans la « belle » image et sans aucune drama­ti­sa­tion, cette œuvre optimiste et combative se veut également une étude de l’histoire de l’art suivant toute une tradition de représen­ta­tions de l’économie de la mer, de la peinture hollandaise du XVIIe siècle à aujourd’hui.

Parmi ses dernières séries, Titanic’s Wake (1998-2000) comprend des pho­togra­phies du décor du film « Titanic » construit (avec des con­séquences néfastes pour l’environnement) près d’un village mexicain de pêcheurs situé à environ quatre-vingt kilomètres de la frontière américaine pour profiter des bas salaires locaux, et Polonia and Other Fables (2009) où il évoque la communauté des émigrés polonais (dont ses parents faisaient partie) à Chicago et l’influence des Etats-Unis en Pologne. Sur la pho­togra­phie Europa (2011), un homme de dos, en pleine tension, couché sur un radiateur et accroché à un câble, rappelle les nombreux immigrés dont le rêve s’est terminé derrière des barbelés.

Jusqu’à sa mort, Allan Sekula s’est intéressé au monde maritime, à la notion de frontière, aux flux de con­som­ma­tion et d’êtres humains et à l’idée de nationalité à une époque de mon­di­al­i­sa­tion de l’économie. Travaillant la narration, réarrangeant documents et archives pour enregistrer le plus fidèlement possible le réel et montrer comment tout est politique, il a fait de la pho­togra­phie une arme de combat. Inter­ro­geant autant le médium que le monde qu’il est censé évoquer, Allan Sekula a ouvert une voie nouvelle à la photographie documentaire.

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[1] « Dès 1967, John Szarkowski avait annoncé la mort du doc­u­men­taire social lors d’une exposition tenue au MoMA, New Documents, qui présentait Diane Arbus, Lee Friedlander et Gary Winogrand in : Dominique Baqué, Pho­togra­phie plas­ti­ci­enne, l’extrême con­tem­po­rain, Editions du Regard, Paris, 2004, p.253.